« Arrête de te plaindre, ça pourrait être pire ! », « Il fait de son mieux, pourquoi tu t’énerves ? », « C’est normal que tu gères, tu lui dois bien ça »…
Reconnais-tu ce genre de phrase que tu peux te dire à toi-même pour faire taire tes émotions ?
Pourtant, les ressentis de révolte qui t’envahissent parfois – voire souvent – sont humains et légitimes. Oui, chère Fabuleuse, tu as le droit d’éprouver de la colère envers les multiples obstacles que tu rencontres dans ta vie d’aidante !
Malheureusement, la colère est souvent cataloguée parmi les émotions dites “négatives”, au même titre que la tristesse ou la peur. Pourquoi ? Parce qu’on nous a généralement appris dès l’enfance que c’était “mal” de s’énerver. De plus, la mode actuelle est au positivisme : nous croulons sous les injonctions à être zen et à voir la vie en rose. Enfin, la colère s’accompagne souvent de sensations désagréables : la mâchoire se serre, les muscles se crispent, le cœur accélère, la chaleur monte…
Et justement, si nous écoutions ce que notre corps vient nous dire dans ces moments-là ?
Le mot “émotion” vient du latin ex-movere qui signifie “bouger hors de” : une émotion est donc faite pour circuler ; c’est un signal du corps pour transmettre un message hors de soi. En tant que telle, une émotion n’est donc jamais négative : elle exprime simplement un besoin intérieur qui attend une réponse. Basiquement, la joie signale un besoin de partage, la peur un besoin de protection, la tristesse un besoin de réconfort et la colère un besoin de changement.
Mais de nombreux autres besoins peuvent se cacher derrière !
Plus spécifiquement, la colère traduit une frustration entre la réalité telle qu’elle est et celle que nous souhaiterions. Tu sais, cette crispation que tu ressens quand tu constates que l’enseignante n’arrive pas à comprendre ton fils, quand ton conjoint te plante pour une conduite à un rendez-vous médical, ou encore quand le proche que tu aides a régressé dans son autonomie… Toutes ces situations mettent à mal nos besoins (de soutien, de confiance, de temps pour soi, etc.) et génèrent une envie de changement.
« Personne n’a jamais rien changé dans le monde sans avoir expérimenté un certain niveau de colère envers le statu quo », rappelle Susan David, psychologue de Harvard et auteure du livre L’agilité émotionnelle : accueillir ses émotions et les transformer*. Dès lors, la colère est en réalité un puissant moteur d’action – d’où l’accélération que l’on ressent physiquement quand elle monte en soi.
Alors non, je ne suis pas en train de t’encourager à aller cogner le fonctionnaire de la MDPH qui a perdu ton dossier… même si je comprends que l’idée puisse te passer par la tête. Mais sache que cet afflux d’énergie peut être une précieuse ressource si elle est utilisée de façon constructive.
Alors, comment transformer ta colère à ton avantage ?
Il faut d’abord comprendre le mécanisme qui s’opère en nous. Lorsque l’émotion nous submerge sur le plan physiologique, une pensée se forme en parallèle, presque automatiquement, pour lui donner un sens. Or notre mental va avoir tendance à chercher un coupable – soit autrui (« il n’a pas le droit de… »), soit soi-même (« je ne suis pas capable de… »), voire les deux en même temps – et à recenser les torts subis. Comme le dit Epictète, « lorsque quelqu’un te met en colère, sache que c’est ton jugement qui te met en colère ».
L’objectif est alors de prendre conscience de cette pensée et de l’observer.
Quel besoin traduit-elle ? Plutôt que de blâmer l’autre ou moi-même, que puis-je mettre en place pour répondre à ce besoin ? Par effet miroir, mieux comprendre ainsi mes propres émotions aide aussi à décoder celles des autres : lorsqu’un de mes proches est en colère, je peux concevoir qu’il a des besoins non rejoints et l’aider à les identifier, au lieu de me sentir personnellement attaquée.
Bien sûr, tout cela fonctionne parfaitement dans ce doux pays qu’est la Théorie – on sait toutes qu’en Pratique, là où se passe notre réalité, il est souvent bien difficile d’appuyer sur pause pour démêler ce qui est de l’ordre du sentiment, du jugement, de soi ou de l’autre…
Alors j’ai envie d’ajouter une précision utile. Tu n’as pas à t’identifier à ce que tu dis, fais ou ressens à l’instant T. Non, tu n’es pas une mauvaise personne si tu te mets en rage pour une simple chambre en bazar (je plaide coupable ^^) et tu n’es pas non plus une personne faible si tu pleures à chaudes larmes devant une publicité (toute ressemblance avec des personnages existants serait bien sûr fortuite !). Les émotions nous traversent de façon plus ou moins intense selon notre état du moment mais ne nous définissent pas en tant qu’individu.
Au contraire, elles sont une preuve de notre humanité commune.
Susan David considère en effet que seuls les gens morts n’ont jamais de sentiments désagréables ou difficiles : la nature a doté les humains d’une large palette d’émotions afin de vivre, avec tout ce que la vie comporte d’imprévus. « Quand nous mettons de côté des émotions normales pour embrasser une fausse positivité, nous perdons notre capacité à développer l’aptitude de faire face au monde tel qu’il est et non comme nous aimerions qu’il soit. »
Susan David rappelle enfin que les émotions sont des données, et non des directives : nous pouvons accepter toutes les émotions en les nommant et en les vivant dans notre corps (dire où et comment nous les ressentons) sans pour autant accepter tous les comportements. Elle conseille de se poser ces 3 questions :
- « Que me dit cette émotion ? »
- « Quelle action me mènera dans la direction de mes valeurs ? »
- « Quelle action m’éloignera de mes valeurs ? »
Chère Fabuleuse,
À toi de mettre en œuvre ta créativité pour trouver des façons d’exprimer tes émotions et comment en prendre soin : tu peux tenir un journal dans lequel tu t’autorises à écrire absolument tout ce que tu ressens, tu peux te lancer dans une pratique sportive qui te permet de libérer les tensions, tu peux aussi mettre cette énergie au service d’une cause qui te tient à cœur en t’engageant dans une association…
Beaucoup d’options sont ouvertes ! Dans tous les cas, garde en tête que tes émotions – et ta colère en particulier – sont des messagères au service de la vie. Alors ne les censure pas
* L’agilité émotionnelle : accueillir ses émotions et les transformer, Susan David, éd. J’ai lu, 2018.