En décembre dernier, j’ai eu l’impression que le monde entier était contre moi : mes enfants et mon mari chopaient le variant Delta les uns après les autres, les semaines d’isolement et d’école à la maison se succédaient, notre aide ménagère et notre baby-sitter déclaraient forfait devant notre nid à microbes, les grands-parents se tenaient fort logiquement à distance, le tout sur fond de deuil dans notre famille proche…
Avec pour résultat l’annulation de nos vacances prévues sous les Tropiques,
une petite folie qu’on s’était décidés à réserver un mois plus tôt, histoire de souffler après une année déjà difficile.
Au lieu de me prélasser sous les palmiers, je me retrouvais donc à soigner mes malades, parcourir tout le département pour trouver des créneaux de tests PCR et soutenir mes proches endeuillés. Bref, c’était la folle ambiance à la maison !
Alors quand j’ai reçu sur Whatsapp la photo d’une de mes amies posant joyeusement avec ses enfants souriants devant une montagne ensoleillée, je dois avouer m’être sentie, dans un premier temps, encore plus déprimée et assez jalouse.
« Hou la vilaine !, m’a susurré mon juge intérieur. Le bonheur des autres ne te retire rien, pourquoi ne pas te réjouir simplement pour eux ? Tu te prétends bienveillante et empathique, et voilà que tu juges, tu compares, tu lorgnes sur l’assiette du voisin ? Tss tss tss… »
Mais dans le fond, je sais bien que tout le monde éprouve par moments des sentiments de jalousie, sans toujours se l’avouer.
La preuve en est que depuis l’Antiquité, une myriade de philosophes, sociologues et psychologues de tout poil se sont penchés sur cette délicate question. Freud lui-même affirme que « la jalousie appartient à ces états affectifs que l’on peut qualifier de normaux au même titre que le deuil ». Dès l’enfance, on jalouse les privilèges de l’aîné, on envie l’attendrissement que suscite le cadet, on convoite le nouveau jouet d’un copain, on enrage devant les meilleures notes d’un rival, etc. En bref, ces sentiments, aussi déplaisants soient-ils, sont naturels et universels.
L’enjeu n’est donc pas de les nier ni d’en avoir honte, mais plutôt d’en prendre conscience pour pouvoir avancer.
J’ai donc essayé d’affiner mes perceptions et j’ai réalisé que ce que j’avais ressenti en voyant la photo de ma copine à la montagne, c’était de l’injustice. J’avais l’impression d’en avoir bien plus besoin qu’elle, de ces vacances !
Et j’avais commencé à glisser dans un auto-apitoiement un peu superstitieux :
On traverse une série noire, c’est la loi de Murphy, les emmerdes volent en escadrille, etc. J’en étais venue à me demander chaque jour ce qui allait encore nous tomber sur le coin de la figure et à interpréter tout en ce sens. Ainsi, quand mon benjamin s’est ouvert le front en trébuchant sur une pierre à cette même période – un accident somme toute assez banal chez les enfants, j’ai aussitôt attribué cela à notre malchance du moment. À l’inverse, je m’étais persuadée que cette amie avait une chance insolente et que tout lui souriait.
Toutes ces pensées m’enfermaient dans un statut de victime du destin.
C’est alors que je me suis souvenue d’un cours de psychologie sociale que j’avais survolé à l’université sur le « locus de contrôle ». Selon le psychologue Julian Rotter qui a théorisé ce concept, le locus de contrôle concerne le degré avec lequel l’individu croit qu’il contrôle les événements de sa vie (locus interne) ou que l’environnement et le destin contrôlent ces événements (locus externe).
Notre chroniqueuse Rebecca Dernelle-Fischer en parle aussi dans cet article, dans lequel elle écrit :
« L’être humain est ainsi fait : il est en quête constante de sens, d’explications. Nous construisons presque par réflexe les explications pour les choses que nous voyons, entendons, vivons. C’est quasi un automatisme, on compare, on explique, on juge même, sans que ce soit complètement volontaire. »
Et elle ajoute : « Si nous reconnaissons ce biais de lecture, on peut enfin faire quelque chose contre. On peut rectifier le tir. Tout comme un bon archer peut compenser la force du vent pour atteindre la cible, nous pouvons aussi agir contre nos réflexes. »
Tiens tiens… Peut-être une piste pour reprendre la main sur ma vision des choses ?
Car oui, il s’agit finalement beaucoup d’une question de regard.
Bien sûr, certains événements s’imposaient à moi (le Covid, le deuil, l’accident), mais je pouvais aussi porter mon attention sur tout ce qui restait en mon pouvoir : passer du temps de qualité avec ma famille, téléphoner à mes amies, voir ma psy en visio, prévoir des vacances pour plus tard, etc. Je pouvais également me focaliser davantage sur mes réussites : j’ai tenu bon pendant toute cette période, j’ai été présente pour mes proches, j’ai assuré mon job et je pouvais en être fière.
Je pouvais enfin faire le bilan de mes ressources et de mes talents, aussi insignifiants qu’ils puissent m’apparaître parfois. J’ai pu mesurer, grâce à la gratitude de mon mari, à quel point ma faculté d’écouter et d’être attentive aux besoins de mes proches était une qualité précieuse Nous avons toutes des forces, naturelles ou acquises à travers nos expériences, qui nous semblent parfois aller tellement de soi qu’on ne les voit pas mais qui contribuent grandement à notre personnalité et à notre valeur – et que d’autres nous envient, d’ailleurs.
Un mois plus tard, nous sortions de notre tunnel et nos voyants repassaient progressivement au vert. Dans le même temps, la vague Omicron s’abattait sur la plupart de nos proches – y compris cette amie qui paraissait si insouciante en décembre. Et comprenant ce qu’elle vivait à son tour, j’ai pu alors considérer ses galères avec empathie et lui apporter tout le soutien dont j’étais capable.
Finalement, nos détresses et nos coups durs, aussi pénibles qu’ils soient à traverser, sont aussi la pâte dont se nourrit notre humanité.
La comparaison n’est alors plus une tare, mais un moyen de nous connecter aux autres, en toute fabulosité ! ☺